CHAPITRE TROIS
La grotte
Lorsque je suis entré dans notre appartement, j’ai tout de suite senti que ma femme dans la cuisine était de mauvaise humeur : à sa manière de répondre d’une voix de boucher dépressif à mon salut pourtant savamment enjoué malgré la déroute toubonique ; à un coup de genou puéril dans le placard sous l’évier ; à deux ou trois soupirs exaspérés, qui ne trompent pas, j’ai compris qu’elle était plongée dans un de ces moments de fureur nerveuse qui la métamorphosaient en mégère acariâtre à intervalles réguliers. Et qu’il valait mieux l’y laisser s’épuiser – quand ma femme est de mauvaise humeur, rien ne peut la ramener au calme et à la raison : qu’on la plaigne, qu’on la rassure, qu’on tente l’indifférence distraite ou qu’on l’engueule pour la sortir de cet état second, on reçoit immanquablement une volée d’injures en retour. La seule solution à peu près efficace (dix ans d’étude téméraire sur le terrain), celle qui évite de se prendre une torgnole verbale, voire un vrai coup dans le pif, ou de la voir se taper la tête contre le frigo, c’est la violence passive : lui montrer qu’on a bien pris connaissance de sa crise, d’une part, que d’autre part ça ne va pas nous gâcher la journée, mais ne surtout pas lui faire face – c’est-à-dire, pour parler technique, aller s’enfermer dans le bureau. Notre fils l’avait compris depuis belle lurette, depuis ses trois ou quatre ans, et dès qu’il percevait les premiers signes de tension, il partait tranquillement se mettre à l’écart, dans sa chambre, et attendait que ça passe, inaccessible et serein. Il était fort. Je m’étais d’ailleurs inspiré de lui – les années passées sur terre et l’obsession du raisonnement brouillant les pistes, j’aurais pu chercher encore longtemps s’il ne m’avait montré la voie.
Il était dans sa chambre quand je suis arrivé, détendu, bien installé au creux de son gros pouf bleu plein de petites boules, une BD de Titeuf dans les mains. Je suis allé l’embrasser et lui ébouriffer les cheveux, il m’a fait une grimace comique avec un petit coup de tête en direction de la cuisine, puis j’ai rejoint mon propre sanctuaire, le bureau, tandis que ma femme grognait « Connasse ! » en entrechoquant des casseroles dans un placard. Il ne fallait pas chercher très loin la cause de sa montée de nerfs : j’étais rentré trop tard de mon déjeuner avec le jury du prix, elle avait dû aller chercher elle-même notre fils à l’école, ce qui faussait toute l’organisation de l’après-midi. C’était la première fois en deux ou trois ans que je ratais la sortie de l’école.
J’avais prévu de lui annoncer tout de suite notre imminent week-end à Saint-Malo ou à Veules-les-Roses, mais dans l’état où elle se trouvait, cela n’aurait pas été plus judicieux que de faire part à une veuve, lors de l’enterrement de son mari, de la tenue prochaine d’une foire à la tomate. J’ai donc remis la bonne surprise à plus tard, je savais qu’elle se calmerait vite, et suis resté morose dans le bureau, sans pouf ni Titeuf, face à l’ordinateur éteint, à écouter les bruits de colère qui me parvenaient de la cuisine à travers les murs. J’ai bu trois gorgées de whisky à la bouteille, allumé une cigarette et repensé à cette histoire de femme catapultée dans une grotte. Ça m’avait été profitable dans le passé, le coup de la grotte.
J’avais vingt-cinq ans, ne savais pas quoi faire de mon existence (enfermé dedans comme aujourd’hui, mais seul), je passais mes journées devant la télé, le début de mes nuits dans les bars et la fin dans mon lit avec des filles que j’y rencontrais (dans les bars – ou parfois dans mon lit, au réveil), mais j’avais le sentiment de m’agiter dans le vide, dans un monde gazeux d’insignifiance et d’ennui, et j’ai fini par perdre un peu la tête. J’ai cherché une sorte de traitement, de choc, de traitement de choc autre que celui que proposent les hôpitaux psychiatriques. À cette époque, une femme, Véronique Borel-Le Guen, était descendue cent onze jours dans une grotte, sans aucun contact avec l’extérieur, pour y servir de cobaye à diverses expériences sur le corps, le rythme biologique. Elle en était ressortie transformée. J’ai donc décidé de l’imiter, afin de me transformer moi aussi (ça ne pouvait me faire que du bien) et comme je n’avais pas de grotte à ma disposition, et que de toute façon le côté profondeurs froides et humides ne m’attirait pas, j’avais choisi mon deux pièces de la rue Gauthey comme cadre troglodytique. Je m’étais débarrassé de ma télé, de mon téléphone et de mon poste de radio, j’avais fermé tous mes volets, mais, bénéficiant tout de même d’un confort non négligeable par rapport à la grotte de référence, j’avais fixé, pour compenser, la durée de la claustration à trois cent soixante-cinq jours, du 1er janvier au 31 décembre. Je ne sortais qu’une dizaine de minutes par jour, au tabac et au Franprix, sans parler à personne. J’ai déjà raconté cette année entre mes murs dans l’un de mes livres, je ne sais plus lequel – c’est d’ailleurs pendant ces jours et nuits interminables, interdit de communication avec le reste du monde, que j’avais commencé à écrire, des nouvelles, pour me distraire. J’en étais effectivement ressorti transformé, libéré de tout problème d’insignifiance et d’ennui (comme on est libéré de la peur de l’eau quand on vient de passer un an à nager perdu dans l’Atlantique) mais, en contrepartie, bien plus sauvage qu’auparavant. J’avais prévu de mettre un terme à mon enfermement et de revenir (radieux) parmi mes semblables le 1er janvier, mais je n’ai pas pu, j’avais peur (ils sont nombreux et imprévisibles, mes semblables), et ce n’est que le 17 que j’ai trouvé le courage d’entrer dans une cabine et d’appeler une amie, Anne-Claude, la plus calme et rassurante des filles que je connaissais, pour lui demander de m’emmener dans un restaurant. Et ce qui s’est passé ce soir-là, en revanche, je ne l’ai encore jamais écrit nulle part : c’est trop invraisemblable pour que cela ne passe pas pour une invention facile, on ne peut pas le caser dans un roman sans que l’histoire perde toute crédibilité. Mais il faut bien que j’en parle un jour, il vaut mieux que peu de gens le croient que personne ne le sache. Elle a donc réservé une table dans un endroit tranquille qu’elle aimait bien, le seul restaurant de la petite rue du Pré Saint-Gervais, près de la place des Fêtes. Le dîner s’est bien déroulé, affectueusement, même si j’avais bien conscience de ne pas être le partenaire de table idéal, inquiet, peu bavard, engourdi et pataud comme un ours. Je suis rentré chez moi soulagé, plein d’un nouvel entrain : le premier pas était fait, et je marchais mieux qu’avant. Mais le lendemain, en buvant ma première bière depuis plus d’un an au comptoir d’une brasserie de mon quartier (le Soleil, où officiait le pauvre homme que j’avais retrouvé brisé place d’Italie), j’ai entendu à la radio, en fin de journal, une nouvelle qui m’a figé le sang dans les veines : Véronique Le Guen, née Borel, la fameuse spéléologue qui avait battu le record du monde en isolement temporel, avait été retrouvée morte, à trente-trois ans. Elle s’était suicidée la nuit précédente en avalant des barbituriques dans sa voiture, garée rue du Pré Saint-Gervais, dans le XIXe arrondissement de Paris. On l’y avait découverte dans la journée.
Elle est vraiment courte, la rue du Pré Saint-Gervais. À l’instant même où je revenais à la vie, celle qui m’avait servi de modèle pour m’en sortir se donnait la mort à quelques mètres de moi. Pendant que j’entamais mes profiteroles en me disant que tout s’était bien passé, peut-être. Je voyais peut-être sa voiture par la vitre du restaurant.
Au Soleil, j’avais fini ma bière mécaniquement. Je pensais à elle, à cette sœur d’isolement que je ne connaissais pas et qui partait quand j’arrivais, à cette effarante coïncidence. Je n’étais pas sûr que ce soit bon signe quant à mon avenir.
Mais finalement, avec vingt ans de recul, je pouvais dire que je m’en étais assez bien tiré (même si, à me voir éteint dans mon bureau face à l’ordinateur éteint, cloîtré dans la pénombre pendant que ma femme maudissait la terre entière dans la cuisine, on pouvait douter de ma joie de vivre et de la concrétisation triomphale de mes rêves de jeune homme). J’avais survécu, en tout cas, et plutôt plus agréablement jusque-là, me semblait-il, que la plupart de ceux qui ne s’étaient jamais enfermés. Mais cette histoire de grotte m’avait laissé un goût amer, forcément, et je ne pouvais plus l’envisager comme une solution, un remède, quel que soit mon état de lassitude, mes doutes, et malgré l’anéantissement prochain que je pressentais. Il me faudrait trouver autre chose.
Les spaghettis bolognaise étaient bons. Ma femme avait repris son apparence normale, claire, notre fils était pimpant, comme d’habitude, et mangeait de bon appétit. Bix ne se sentait pas au mieux. Sur le grand écran de la télé, en face de nous, Nickelodeon diffusait un épisode de Drake & Josh, c’était amusant. Après le repas, j’ai regardé la fin sur le canapé avec notre fils, puis ma femme l’a emmené se laver les dents et se coucher, elle est venue fumer une cigarette à côté de moi devant le début d’un film dont j’ai oublié le nom, nous ne nous sommes pas parlé, elle est partie remplir le lave-vaisselle et nettoyer la cuisine, une heure plus tard nous avons relancé le DVD et, quand elle s’est levée, à la fin, pour vider le cendrier et passer par la salle de bains avant la chambre, je lui ai dit que j’allais rester encore un peu, je n’avais pas sommeil : je voulais essayer d’écrire deux ou trois pages. Ça ne m’était pas arrivé depuis longtemps, de me coucher plus tard qu’elle, ça l’a surprise et j’ai eu l’impression que ça ne lui plaisait pas, mais elle a compris qu’il valait mieux faire comme si de rien n’était, que quelque chose clochait mais qu’on n’y pouvait rien.
Elle avait eu sa dose d’énervement pour la journée, elle m’a embrassé et a refermé la porte de la chambre derrière elle.
Puisque j’avais prétendu que je travaillerais, j’ai éteint la télé, qu’elle pouvait entendre depuis la chambre, et me suis traîné jusque dans le bureau. J’ai refermé la porte derrière moi, je me suis assis et j’ai allumé l’ordinateur. J’avais envie d’écrire comme de m’enfoncer un clou dans le front. J’ai pris une cigarette. Dans la rue, un abruti faisait vrombir son scooter. J’ai consulté mes mails, rien de spécial, je suis allé faire un tour sur Facebook, rien de spécial, des milliers de gens qui tentaient de faire savoir aux autres ce qu’ils aimaient et ce qu’ils détestaient, l’un remplacé par le suivant quelques secondes à peine après avoir lancé son cri du cœur, je suis passé sur quelques sites de cul, rien de spécial, des chattes et des bites qui s’emboîtaient laborieusement, lubrifiées par des fluides artificiels, une sensation de fatigue. Et puis j’ai eu une idée. Je suis allé me faire un Nescafé dans la cuisine en écoutant le journal de France Info, je suis retourné dans le bureau, devant l’écran, j’ai allumé une clope après la première gorgée de café et, sur Google, j’ai tapé « la femme et l’ours ».